Portrait de THIERRY MICHEL par René Michelems

Analyse d'une oeuvre et d'un parcours.
Thierry Michel, témoin actif et engagé.

Le doute n'est plus possible, après un quart de siècle et une quinzaine de films rigoureux, fulgurants, abrasifs, : il faut saluer aujourd'hui en Thierry Michel le chef de file évident d'un cinéma documentaire belge axé sur l'engagement, le politique et la réflexion vigilante sur le réel. Un créateur qui s'est voulu sans cesse le témoin actif de son époque, toujours l'esprit en bataille contre l'indifférence, l'iniquité admise ou les impasses du désespoir.

Pour Thierry Michel, la caméra est avant tout un instrument d'approche de la réalité : il filme au plus près du vécu et des gens, lézardant les clichés et les mensonges, choisissant son camp sans tricher à travers des films-cris, des films-colère qui refusent les facilités ou la résignation. Par ailleurs, son intransigeance reste toujours soumise à la qualité de la forme et du langage : chez lui, l'éthique ne s'éloigne jamais d'une esthétique, le montage refuse le simple reportage pour une approche plus fraternelle du monde.

Au service de cet engagement, Thierry Michel a parcouru quatre continents et emprunté bien des routes. Au départ, après une série de travaux pour la télévision où déjà il affûtait ses armes, il aborde le long métrage en 1981 avec sa « Chronique des saisons d'acier », où les victimes de la crise de la sidérurgie liégeoise s'interrogent sur la récession et le chômage, les restructurations d'usines et le désarroi des travailleurs aux rêves bafoués. Et entre deux passages par le film de fiction, l'un « Hiver 60 » qui évoque le triste souvenir des grèves sauvages de cette année-là, préludant au déclin d'une Wallonie sinistrée ; l'autre « Issue de Secours », qui suit à la trace l'errance initiatique d'un Belge à travers le Maroc après la mort d'une femme aimée. Il réalise en 1985 un prodigieux document sur la vie carcérale, « Hôtel particulier », où quelques détenus retors sont scrutés et interpellés par une caméra-scalpel, qu'ils cherchent sans cesse à amadouer pour imposer leur vérité aux spectateurs.

Puis viendront les années 90, ponctuées par les tournages lointains de Thierry Michel en Amérique Latine et au Zaïre, en Somalie, et en 2003 en Iran. C'est le moment de préciser sa conception du cinéma documentaire, de son approche du concret, du réel, avec ses étapes et ses enjeux toujours aléatoires. Lorsqu'un sujet lui parait important, Thierry Michel sa lance d'abord dans un repérage d'immersion, accumulant notes et rencontres, photographies et enquêtes de terrain. En pleine disponibilité, sans présupposé rigide, il thésaurise des données enregistre des images vidéo, se laisse surprendre ou même agresser par les impondérables du réel. De retour en Belgique, une structure générale se dessine, une sélection s'opère dans ce flux d'éléments et quelques personnages, quelques moments clés deviennent indispensables à ses yeux pour refléter au mieux les idées et les émotions qu'il veut faire partager.

Ensuite, c'est le tournage sur les lieux, avec l'accord et la complicité des gens du pays, qui seront mis en situation pour revivre, cette fois devant une caméra, leur quotidien et ses problèmes. C'était déjà la démarche de Robert Flaherty, dans « Nanouk » ou d'Henri Storck dans « Borinage » : brouiller les strictes frontières entre réalité et fiction pour atteindre la vérité, une vérité certes rejouée par le tournage, mais où le plus souvent une improvisation, une intonation, un regard, un geste imprévu sont captés miraculeusement par la caméra, traduisant une réalité sur le vif qui serait à jamais perdue sans le recours au cinéma. Mieux que dans les reportages d'actualité, se voulant simple information, des émotions à fleur de peau peuvent ici surgir et être surprises par le cinéaste, gonflant d'humanité et de présence des personnages rendus soudain plus proches par ces moments de vérité. Enfin, un minutieux montage viendra affiner cette matière brute, pour donner vie à une reconstruction efficace du vrai.

Le résultat est là, flagrant, sur la toile blanche de nos souvenirs. C'est le diptyque brésilien de « Gosses de Rio » et « À Fleur de Terre », avec la misère et la vie disloquée des enfants en détresse dans les favelas, et que vont tenter d'atténuer quelques non résignés refusant le désespoir. Ce sont « Les Derniers Colons », en 1995, largués par l'Histoire dans un ex-Congo belge à la dérive, filmé par Thierry Michel avec ses échecs sous terrains, de la colonisation à l'indépendance – ce qui lui vaudra, par ailleurs, d'être emprisonné et expulsé du Zaïre par les sbires de Mobutu. Un Mobutu qu'il dénoncera férocement dans deux autres ouvrages : « Le Cycle du Serpent », un démontage rigoureux des magouilles et de la corruption dans un pays en phase de décomposition avancée et, surtout, en 1999 dans son « Mobutu, Roi du Zaïre », un magistral travail de montage issu de 950 heures d'images, souvent inédites, d'actualités, de films de propagande, ou d'interviews anciennes et récentes, qui allait triompher dans le monde entier, au cinéma comme à la télévision, avec son portrait shakespearien d'un monarque post-colonial, tressant savamment son écheveau de violences et d'injustices, jusqu'à sa mortifiante déchéance.

On pourrait évoquer encore « Donka, radioscopie d'un hôpital africain », que Thierry Michel tourna en Guinée en 1996 à la demande de « Médecins sans frontières » et où le cinéaste a filmé, en témoin effaré, l'accablante réalité de la situation sanitaire dans le Tiers Monde.

Ou encore son témoignage en 2003 sur un pays souvent stéréotypé par les actualités télévisées, et dont il a voulu découvrir sur place une réalité moins simpliste : « Iran sous le voile des apparences ». le cinéaste oppose la théocratie des mollahs intégristes à la foi sincère, à la contestation intellectuelle et étudiante, au rôle trop étouffé des femmes, bref aux indices souvent éludés d'un pays tiraillé entre ses contradictions.

Et cette collaboration va continuer en 2004, puisque Thierry Michel est reparti au Zaïre vers une nouvelle aventure : le film s'appellera « Congo river », le fleuve Congo devenant le fil conducteur d'une réflexion (et là, je cite) « sur l'Afrique au plus profond de sa culture et des ses traditions (…) : je souhaite montrer qu'au-delà des ténèbres et des forces de mort, il y a aussi la vie, le bonheur, celui des rituels, des chants, des danses ». Le film alternera images du passé et du présent, grâce à un important travail d'archives, et comportera deux versions, l'une normale pour le cinéma, l'autre de trois fois 55 minutes pour la télévision.

L'empathie profonde avec l'Afrique va se confirmer, lorsque Thierry Michel reprend le départ vers un nouveau périple au Zaïre : « Congo River », la longue remontée du fleuve et de ses rivages devenant ici le fil conducteur de sa réflexion. Une odyssée aventureuse sur une barge itinérante trimbalant gens, bêtes ou colis au gré des escales et des imprévus, à la rencontre d'une Afrique noire pitoyablement sinistrée dans son économie, ses mines, ses hôpitaux ; et où seuls les paysages luxuriants, l'épanchement végétal, la majesté du fleuve et, par-dessus tout, l'énergie vitale du peuple congolais apportent un peu de lumière et de confiance, au-delà des ténèbres.

Et après « Congo River », sorti en 2006, ce sera une nouvelle incursion plus au Sud, à la découverte du « Katanga Business » (2009) . Dans cette région grande comme la France, les colossales richesses minières en cuivre et en cobalt ont déclenché la ruée des multinationales et des mafias en tout genre vers cet Eldorado rongé par la corruption et les magouilles. Tandis que quelques techniciens belges tentent de réhabiliter les industries d'antan, des entrepreneurs peu scrupuleux venus du monde entier (et de Chine, plus férocement) s'affrontent pour le dépeçage du Katanga, exploitant les Noirs et les creuseurs artisanaux à un rythme effréné, spoliant économiquement la région sous le signe de la haute finance et de la mondialisation. La caméra dérangeante de Thierry Michel enregistre ce thriller néo-colonial et tente de débroussailler ce vaste réseau d'intérêts contradictoires : soupesant le pour et le contre, il donne la parole aux industriels comme aux exploiteurs , au Président charismatique comme aux ouvriers sous-payés , avec une lucidité amère qui ne rejette pas les raisons d'espérer quand même.

Parenthèse belge en marge de la longue saga africaine, « Métamorphose d'une Gare » est le récit , filmé progressivement tout au long d'une décennie, de la construction de la nouvelle gare des Guillemins, à Liège : un chantier d'une rare envergure, mis en oeuvre par l'architecte Santiago Calatrava. Au-delà d'une simple chronique des travaux en cours, Thierry Michel décrypte au jour le jour les écueils et les enthousiasmes d'une telle aventure : les projets visionnaires de Calatrava face au pragmatisme des entreprises, les tensions officielles face à des choix trop innovants, l'artisanat méticuleux des ouvriers face au stress des exigences, le désarroi des riverains face à une gare pharaonique aux alentours encore inachevés. Toujours à l'affût, le cinéaste capte impavidement la lente élaboration d'une oeuvre prodigieuse qui marquera l'histoire de Liège, du projet utopique à l'inauguration festive de septembre 2010.

Bref, de quoi aiguiser notre attente, en souhaitant bonne route à Thierry Michel pour les années à venir. Car tout le monde a bien compris que le « prix d'hommage de la SCAM» n'a rien d'un rituel terminal comme on en gratifie solennellement les créateurs ou les artistes au terme de leur route. Et le jeune futur sexagénaire nous réservera encore, c'est certain, bien d'autres occasions de nous faire rêver, de nous faire réfléchir, de nous faire aimer.

Mais tandis que Thierry Michel prépare déjà sa prochaine aventure, comment ne pas rendre hommage à Christine Pireaux, à celle qui lui fut associée durant toutes ces années à comme productrice et comme compagne qui partagea avec lui l'essentiel de cette longue trajectoire ? C'est sa maison de production liégeoise des « Films de la Passerelle » qui a régulièrement pris en main les difficultés pratiques et les absurdités contraignantes que connaissent d'ordinaire les réalisateurs , et elle l'a fait avec brio et passion à tous les stades de la préparation, du tournage et de la diffusion. Au final, un indomptable duo de choc, qui - on peut en jurer sans crainte - nous fera voguer encore à la découverte d'autres rivages !

René Michelems

FILMOGRAPHIE : en projet

  • « Moise Katumbi, Lord of Katanga » Long-métrage documentaire 90 min
  • « Mékong River » Long-métrage documentaire 90 min

FILMOGRAPHIE : films terminés

  • « Katanga business » (2009) Long-métrage documentaire 120 min

  • « Carnet de tournage » (2006) Moyen-métrage documentaire 54 min

  • « Congo River » (2005) Long-métrage documentaire 120 min
  • En quête de lumière et de ténèbres, un voyage au cœur de l'Afrique et de son histoire, tout au long des 4.700 km du fleuve Congo.
    • Prix Meilleur Film d'Art et d'Essai - Festival de Berlin (Forum)
    • Prix meilleur long métrage documentaire au 20ème Festival inter. du cinéma Acadie - Canada
    • Prix du public au 11ème Afrika Filmfestival - Leuven - Belgique
    • Prix de la province du Brabant Flamand
    • Prix au 38ème festival inter. du film maritime, d'exploration et d'environnement Toulon - France
    • Ancre de Bronze
    • Prix « François de Roubaix » pour la musique
    • Prix RTL - Meilleur commentaire
    • Mention d'honneur au festival international de Ouidah Bénin
    • Prix Humanum. Décerné par l'Union de la Presse Cinématographique Belge

  • « Mobutu, roi du Zaïre » (1999) Long métrage documentaire
    • Mention d'honneur « Vues d'Afrique » Montréal (Canada)
    • Nominé par IDA Los Angeles (USA)
    • Mention spéciale à l'European Film Academy Berlin (Allemagne)
    • Présentation par Riz Khan de Thierry Michel sur CNN « émission Q&A »

  • « Donka, radioscopie d'un hôpital africain » (1996) Long métrage documentaire
    • Meilleur producteur européen documentaire, Vue sur les Docs Marseille (France)
    • Golden Spire Winner au Golden Gate Awards, San Francisco (U.S.A.)
    • Meilleur documentaire international, « Hot Docs », Toronto (Canada)
    • Meilleur film, Festival « Hot Docs » de Toronto (Canada)
    • IDA Award, Festival International de Los Angeles (USA)
    • Prix du meilleur film, Festival du film Médical – Liège (Belgique)

  • « Nostalgies post-coloniales » (1995) Moyen métrage documentaire

  • « Les Derniers Colons » (1995) Moyen-métrage documentaire
    • Prix Ecrans Nord Sud, « Vues d'Afrique », Montréal (Canada)
    • Mention d'honneur, Festival Int. du Film d'Exploration Toulon (France)

  • « Somalie, l'humanitaire s'en va-t-en guerre » (1994) Long métrage documentaire

  • « La grâce perdue d'Alain Van der Biest » (1993) Long métrage documentaire

  • « Zaïre, le cycle du serpent » (1992) Long-métrage documentaire
    • Prix spécial du jury au Festival international de Nyon (Suisse)
    • Sesterce d'argent au Festival international de Nyon (Suisse)
    • Prix du public au Festival international de Nyon (Suisse)
    • Médaille d'argent du documentaire à l'URTI Monte Carlo (France)
    • Prix Nanook au douzième bilan ethnographique à Paris (France)
    • Écran d'Or du festival « Vues d'Afrique » à Montréal (Canada),
    • Certificate of Merit au 38ème festival du Film de Cork (Irlande),
    • Grand Prix à Filmer à tout prix à Bruxelles (Belgique)

  • « À Fleur de terre » (1990) Moyen-métrage documentaire
    • Mention d'honneur au Golden Gate Awards San Francisco (USA)

  • « Gosses de Rio » (1990) Moyen métrage documentaire
    • Grand Prix du Documentaire à Biarritz (France)
    • Meilleur court métrage belge de l'année 89-90 à Gand (Belgique)
    • Mention d'Honneur au Golden Gate Awards, San Francisco (USA)
    • Mesquite Award Winner au San Antonio Cine Festival (USA)

  • « Issue de secours » (1987) Long métrage de fiction
    • Prix de la ville de Salerne (Italie)

  • « Hôtel Particulier » (1985) Long-métrage documentaire
    • Mention au Festival de Nyon (Suisse)

  • « Hiver 60 » (1982) Long métrage de fiction
    • Prix du film social (Belgique)
    • Prix Bologne (Belgique)

  • « Chronique des Saisons d'Acier » (1981) Long métrage documentaire

  • « Pays Noir, Pays Rouge » (1975) Moyen métrage documentaire

  • « Portrait d'un Autoportrait » (1973) Long métrage documentaire

  • « Ferme du Fir » (1971) Court métrage documentaire

Interview de Thierry Michel : la grève

Que représente pour vous la grève de 1960 ?

L'hiver 1960 – 1961 est sans doute la période la plus troublée et la plus tragique de l'histoire de la Belgique d'après guerre. Durant 5 semaines, une grève générale et insurrectionnelle a mobilisé le pays ; cinq semaines d'arrêt total de toute vie économique, un million de grévistes, des sabotages multiples, des émeutes, l'intervention de l'armée, des arrestations par centaines, marquent l'année zéro de la crise économique wallonne et l'année zéro de la crise institutionnelle Belge. Cette grève a polarisé toutes les questions essentielles qui ont marqué les années 60 et 70 de la Belgique et plus particulièrement de la Wallonie. Crise économique, réforme de structures, et fédéralisme.

La grève de 1960 allait semer le glas de cette époque dans un dernier soubresaut où une classe sociale rue dans les brancards et fête dans la violence et l'amertume la fin d'un cycle. Ainsi allaient se clore deux siècles de saga industrielle, pour commencer une autre saga institutionnelle dont la Belgique n'est pas encore sortie aujourd'hui : la reforme de l'état, le fédéralisme et futur confédéralisme.

Six mois après l'indépendance du Congo et la veille du mariage royal entre Fabiola et le Roi Baudouin, le pays plonge dans la violence, dans l'affrontement de classe et dans la division communautaire. Et par un étrange retour de l'histoire, par cette amnésie de l'inconscience sociale, cette grève marque peu les consciences de la jeune génération qui aujourd'hui est souvent ignorante de ce qui s'est passé lors de cet hiver tragique qui fut l'un des évènements dominants du XXe siècle en Belgique.

Et si les étudiants de nos universités savent ce qui s'est passé en mai 68, et peuvent tous citer Daniel Cohn Bendit comme un des leaders de la contestation étudiante, peu, pour ne pas dire aucun, ne connaissent ces événements de 1960 ; qui peut citer un seul des leaders historiques de ce mouvement et en particulier André Renard, cet anarcho-syndicaliste liégeois qui assuma ce mouvement qui déborda tous les appareils politiques et syndicaux.

L'année 60, une période historique ?

L'année 60 c'est le tournant historique de la seconde moitié du vingtième siècle.
Avec la décolonisation et l'indépendance du Congo, qui va d'ailleurs être l'un des éléments moteur de cette proposition de loi unique puisque les finances belges vont subir le contrecoup de la perte de la colonie. Et le mariage de Baudouin de Saxe Cobourg Gotha et de Fabiola de Mora y Aragon. Donc c'est une année stratégique.
Depuis trois ans je pose la question tant aux étudiants de Louvain qu'à ceux de l'université de Liège : qu'est ce qui s'est passé en 60 ? Aucun ne sait citer la grève de 1960, seule une étudiante a cité le mariage royal et un étudiant a parlé d'un accident dans une mine. Il s'est trompé de quatre ans. André Renard est un grand inconnu. Aucun étudiant ne connait la personnalité d'André Renard. Tous connaissent mai 68 et évidemment Cohn Bendit le leader de mai 68, aujourd'hui député européen écolo.

Mais cette amnésie, ne donne-t-elle pas au film plus de valeur ?

Oui, c'est un vraiment un refoulé inconscient social incroyable. Il faut se rendre compte que ni les professeurs d'histoire dans le secondaire, ni à l'université, ni les familles n'ont transmis des moments aussi importants .C'est un tournant au delà du siècle, c'est la fin de la saga industrielle, de l'épopée industrielle et syndicale, de la sidérurgie wallonne, de l'industrialisation wallonne, charbon fer métallurgie, verrerie, textile. C'était vraiment la conscience que ce qui avait bâti une région et un pays était en train de décliner. Il y avait eu les premières grèves qui avaient commencé un an plus tôt dans le Borinage. C'était l'amorce du déclin et la fin d'une culture ouvrière liée a cette fierté du travail et à ce sens du combat ouvrier et syndical.

En quoi cette grève vous a marqué en 1960 ?

Cette grève évoque pour moi la mémoire de ma jeunesse, d'une jeunesse dans une ville industrielle. J'allais avec mon frère ainé voir ce qui se passait et j'ai gardé quelques souvenirs fugaces mais bien ancrés, comme ces masses d'hommes qui descendaient vers la ville basse, le centre ville de Charleroi et de ces magasins dont les commerçants tiraient précipitamment les volets. Ce sont des images d'une force collective impressionnante pour un petit gosse. Je me souviens de la peur aussi, la peur de la bourgeoisie, même de la petite bourgeoisie. On entendait les voisins parler de notables qui avaient des armes dans leurs voitures. Cela a sûrement marqué mes engagements de jeunesse dans la politique. Cette grève de 60 a inscrit en moi les stigmates de quelque chose qui est ressurgi plus tard lorsqu'une conscience politique s'est formée dans l'adolescence lors des évènements de mai 68 qui m'ont complètement ébranlé. J'avais 15 ans et j'enrageais d'être bloqué à Charleroi et de ne pouvoir être à Paris et j'écoutais tous les soirs le récit des affrontements et de la contestation sur Europe 1.

En quoi cette grève est-elle cinématographique ?

Le cinéma est aussi témoin et thermomètre de l'histoire. En cette année 1960 on voit en France éclore la nouvelle vague, ce mouvement de révolte et de rupture de jeunes cinéastes en colère contre un cinéma traditionnaliste et académique qui fit entrer la cinématographie française dans la modernité. En Belgique le film qui marqua ce début de décennie fut le superbe poème cinématographique de Paul Meyer « Déjà s'envole la fleur maigre » sans doute l'un des chefs d'œuvre méconnu de ce qu'on appela le néo-réalisme, chant funèbre de la réalité sociale d'un pays qui avait vécu sur sa tradition minière et ouvrière.

Le film est marqué par une certaine désillusion ?

On a fait ce film dans une période de désillusion que la Wallonie a traversé. Mais il est vrai, en relisant les évènements aujourd'hui, que la grève à porté la refondation du front commun syndical, des conventions collectives et d'un rapport de force entre le capital et le travail beaucoup plus favorable au travail. On n'a pas toujours compris combien ces grèves ont provoqué une peur dans la bourgeoisie, chez les possédants qui ont du ensuite tenir compte d'une plus juste répartition et d'un rééquilibrage entre les forces sociales. Donc il y a eu des acquis. Et d'ailleurs toute la loi unique a été votée mais certaines décisions n'ont jamais pu être appliquées. Il ne faut donc pas voir ce mouvement comme une grève purement perdue. De toute façon, une grève collective comme celle-là a marqué une génération au fer rouge. Comme tout mouvement social, comme toute grève gagnée ou perdue, elle a refondé une expérience historique que d'autres ont capitalisé. Certains s'y sont cassés les dents, ils n'avaient pas la capacité de résistance sans doute. On a vu d'autres grévistes devenir de grandes personnalités du monde syndical et politique.

Quel est le sens de cette grève aujourd'hui ?

Étrange pays qui prépare à grand renfort de commémoration l'indépendance du Congo, ce pays quatre-vingt fois plus grand que son propre territoire, mais qui semble oublier cette grève historique, ce moment de l'histoire qui fait de cette année 60 une des années clés du XXe siècle. Car l'on ne peut séparer l'indépendance du Congo et la fin du rêve colonial de la prospérité de la Belgique bâtie sur cet empire colonial, sans comprendre que la grève en fut tout à la fois le prolongement et le complément.

L'histoire se construit à coup de secousses qui révèlent les malaises, les non-dits, les angoisses et les révoltes d'un peuple et de ses institutions. Sans doute le prolétariat s'est-il dissout dans le néo-libéralisme, sans doute les consciences de classes et le sens des solidarités collectives se sont-ils évaporés dans un univers de plus en plus virtuel. Reste une nation, un peuple dont ses habitants ne peuvent créer, fonder, structurer leur avenir sans une connaissance profonde des racines de leur histoire. Même s'il est évident que notre cinéma, notre littérature et de notre théâtre sont peu inscrits dans cette relecture et revisitation de ce qui a structuré notre mode de vie, nos idéologies, notre manière de penser et notre manière d'être.

Quel rapport voyez-vous entre cette grève et la crise institutionnelle de la Belgique aujourd'hui ?

Après le premier coup de gong que fut la grève de 1950 lors de la question Royale qui marqua la profonde division du pays entre le nord et du sud, entre les traditions rurales et ouvrières, chrétiennes et laïques, la grève de 60 marqua l'année zéro du fédéralisme et de la division d'un Etat en deux entités distinctes appelées à organiser leur divorce, procédure qui n'est pas encore terminée plus de cinquante ans plus tard.

Paradoxe de l'histoire : si ce fut un leader syndical anarcho-syndicaliste, André Renard qui lança le fameux mot d'ordre de fédéralisme, avec cette conviction qu'il y a deux peuples dont les destins et les intérêts ne sont plus liés, c'est aujourd'hui la branche la plus droitière de la classe politique flamande qui appelle avec radicalité au confédéralisme et à la fin de l'Etat unitaire. Il est loin le temps ou le républicanisme était porté en Belgique par la gauche radicale et par un Julien Lahaut dont un des collaborateurs osa lancer en pleine prestation du serment du roi Baudouin en 1950 « Vive la république », ce qui lui vaudra une condamnation à mort par les milieux monarchistes et atlantistes. L'histoire a de ses retournements, de ses paradoxes que les hommes ne peuvent toujours programmer et planifier. Et la Belgique, pays du surréalisme politique en est un exemple presque caricatural.

Pourquoi ressortir ce film Hiver 60, trente ans après sa réalisation et 50 ans après les grandes grèves ?

Dans les semaines et les mois qui viennent, de nombreux intellectuels de Bruxelles, de Wallonie et de Flandre, belges et immigrés se retrouveront pour célébrer cet anniversaire, préserver notre mémoire et réfléchir à notre histoire en devenir. Pour ma part, depuis plusieurs mois, avec mes producteurs et partenaires, nous avons décidé d'animer de nombreux débats à l'occasion de la ressortie dans les cinémas du film Hiver 60 et ainsi faire une lecture de l'histoire à la fois au niveau politique, historique et culturel.

Ce sera l'occasion pour tous d'une réflexion sur la dualité de l'histoire passée et de l'histoire présente, ce sera aussi l'occasion de questionner le rapport dialectique entre l'événement public et les destins personnels. Ou, comment un embrasement collectif et populaire a polarisé les rêves et les révoltes de ceux qui sont en général les victimes et observateurs passifs de l'Histoire et qui vont en devenir, l'instant d'une grève générale, les acteurs principaux, en mêlant destins individuels et collectifs dans une grande fête transgressive.

Dans la tourmente des évènements, chacun a pu vivre cet éclatement du quotidien, ce brassage d'existence, cette expression des révoltes étouffées, des rêves enfouis et de l'utopie possible. Car la question centrale au cœur de ce conflit social et politique était celle de la quête du bonheur et de cette formidable volonté de changer le monde sans passer par les formalités habituelles et les compromis institutionnels. À travers ce retour sur notre passé, chacun peut mesurer, dans la maturité ou l'impatience, son rapport à la politique au sens noble, à l'histoire et à la capitalisation des énergies qui fondent les individus, les communautés et les nations.

Et quels sont les enjeux pour vous de cet anniversaire et de ces débats suscités par votre film ?

Chaque nation et chaque peuple a son histoire singulière, sa mémoire, son imaginaire et ses rituels. Les créations artistiques portent témoignage de ce patrimoine sur lequel une nation se construit et se donne un visage. Il est vrai que cette grève est sans doute un des derniers soubresauts du deuxième millénaire. Il a suffit de dix années de ce troisième millénaire pour que l'on voit se dessiner, se révéler les lignes de forces d'une nouvelle séquence de l'histoire. Ces commémorations, qui s'inscrivent dans la mémoire collective, peuvent paraître pour beaucoup comme un inutile devoir de mémoire qui ne fera que ressasser la nostalgie des vieux combattants. La transmission naturelle et orale qui se faisait au cœur des familles entre grands-parents, parents et enfants n'est plus de mise à l'heure d'internet et de la toute puissance des médias qui ne vise que l'immédiateté, le flux, le virtuel. Il est un fait que le processus de globalisation n'applique ni la solidarité entre les hommes ni l'égalisation de leurs conditions d'existence. On peut donc parler d'un changement radical dans les relations entre les hommes.

Angoisse du miroir, amnésie historique et politique, toutes choses qui finalement concrétisent une sorte de peur de soi-même et le refus de traverser le miroir pour mieux comprendre les tumultes de l'histoire. Mais n'y a t il pas là le syndrome et le symbole d'une gauche belge divisée linguistiquement, prise en étau entre les excès du marché et la paralysie de l'économie étatiste, les contraintes de l'état providence et la violence du néolibéralisme, d'une gauche piégée entre la gestion du pouvoir, les affaires, les féodalités, les luttes de clans, l'impasse institutionnelle belge et laissant trop souvent de côté le travail de mémoire, de réflexion et de vision politique pour un pragmatisme bien éloigné de cette culture de la fraternité, de la lutte, du syndicalisme et des grandes mobilisations collectives. D'une gauche qui représente la morale, les valeurs face à une société dont l'économie et la culture marchande sont devenus l'idéologie dominante, le nouveau « veau d'or ». Mais d'une gauche aussi trop en manque de projets mobilisateurs et visionnaires susceptibles d'entraîner l'enthousiasme d'une nouvelle génération pour qui Hiver 60 « Connais pas ».

Quelle vision de l'histoire souhaitez-vous développer ?

Les espérances révolutionnaires de 1789 en France à 1917 en Russie sont bien loin. Il ne s'agit pas de regarder dans le rétroviseur, encore que cela est parfois bien utile pour éviter les accidents, mais de se regarder dans un miroir, le miroir du temps pour en trouver les stigmates du passé. La Wallonie fut bâtie sur le charbon, l'acier, le verre, sa sidérurgie et sa métallurgie, l'épopée industrielle, John Cockerill et les autres, les grandes grèves de 1932, de 1950, de 1960, la guerre, la résistance. L'on ne peut oublier que notre histoire présente trouve ses racines dans cette histoire passée et que nos paysages du présent, les paysages réels que l'on traverse et non pas les paysages virtuels que l'on trouve sur internet, sont marqués par ces empreintes de l'histoire. Nos consciences ont été façonnées dans ces tumultes, ces espoirs, cette création chaotique qui est celle qui crée les régions, les nations, les peuples et les individus.

Interview de Thierry Michel : le film

Quelle a été la genèse du film Hiver 60 ?

Au sortir des études, je me retrouve chômeur. C'est la crise pétrolière de 73. Je sors des études et je vis un blocage à deux niveaux, blocage personnel parce que j'ai été le leader de la grève à l'IAD dont j'ai été exclu, et ensuite interdit d'emploi par le Président du conseil d'administration de la RTBF (et de l'IAD !) qui refuse de voir engager un contestataire. Et blocage aussi parce qu'on est dans une période de crise de l'emploi. Je suis donc un chômeur militant et actif qui fait des montages dias d'animation pour des organisations politiques et syndicales.

Ensuite la longue aventure « Hiver 60 » commence par une vaste enquête sur la grève générale qui me conduit dans les quatre coins de Wallonie et de Flandre, des mines du Borinage à la métallurgie Carolo, de la sidérurgie liégeoise au port d'Anvers, afin de retrouver les acteurs principaux de cette grève : les leaders spontanés ou officiels mais aussi les jeunes travailleurs et travailleuses qui se sont lancés à corps perdus dans ce grand mouvement collectif, dans cette grande fête transgressive. Une longue saga.

J'engage avec Christine Pireaux, jeune juriste devenue ma productrice aujourd'hui, une recherche sur la grève de 60, enquête livresque mais surtout de terrain pour récolter les témoignages. Nous rencontrons parmi d'autres les leaders de la grève, à Charleroi, à Liège, le leader des dockers à Anvers etc... Nous traversons la Wallonie pour voir les lieux, les décors et les personnages qui ont été témoins des évènements. Et je regrette aujourd'hui amèrement de n'avoir pas pu archiver les témoignages de ces témoins grévistes, mais nous n'avions pas les moyens techniques et financiers à l'époque. Filmer coûtait cher et une bobine de dix minutes équivalait financièrement à 1 mois et demi d'indemnités de chômage. Dans le même temps, nous recherchons les archives photographiques et cinématographiques et nous sommes aidés par Franz Buyens qui a réalisé un documentaire sur les grèves « Combattre pour nos droits ».

Le projet démarre donc comme un film documentaire et le premier jet du scénario intègre les interviews de ces acteurs réels de l'histoire et les décors dans lesquels la grève s'était déroulée. Mais très vite apparait l'idée, le désir de raconter une histoire, de sublimer la grève, de lui donner une densité dramatique et surtout de faire une relecture des évènements de 1960 en Belgique à la lumière des années 70. C'est-à-dire des enjeux portés également par une autre grande grève historique européenne : Mai 68.

C'est à ce moment que nous rencontrons Jean Louvet, un syndicaliste enseignant, un des acteurs de la grève à La Louvière, mais en même temps le grand dramaturge wallon qui venait de monter la pièce « Le train du bon dieu » sur la grève de 60. C'est une rencontre fondamentale, fondatrice. On intègre Jean à l'équipe et on développe un film qui va, de fil en aiguille, devenir une vraie fiction. On s'adjoint en plus Jean Louis Comolli, ex rédacteur en chef des « Cahiers de Cinéma » qui faisait des films que nous aimions, des films dans l'esprit de l'époque. Il venait de réaliser « La Cécila », un film sur une communauté anarchiste. On est donc bien dans l'écriture fictionnelle mais une fiction particulière puisqu'on veut garder une sorte de chant choral, un récit à plusieurs personnages qui se croisent au cœur de ce personnage unique qu'est cette grève qui a emporté des destins individuels dans une grande fête transgressive de révolte et de recherche de bonheur.
Mais on souhaite également garder une trace documentaire puisqu'on se dit que les archives sont si puissantes – et qu'on n'a pas les moyens de les reconstituer - et qu'elles font parties d'un patrimoine historique, avec les grands mouvements de foules, les manifestations, les affrontements avec la gendarmerie et l'armée ; tels qu'ils se sont passés par exemple à la gare des Guillemins dont la verrière a été complètement saccagée par les grévistes. Et c'est ainsi, à quatre coscénaristes, que nous avons élaboré l'histoire de ce film inspiré à la fois de notre enquête, et des personnages rencontrés lors de nos investigations, nous appuyant aussi sur de nombreuses images d'archives que j'avais pu récolter Le film a ainsi pris sa dimension fictionnelle, les titres se modifiant au fur et à mesure des versions, s'appelant tantôt « Tous ces rouges dans la neige », « la Maison du Peuple », et finalement  « Hiver 60 ».

Et comment s'est écrit un scénario qui est signé par 4 auteurs ?

On a travaillé ce scénario à la table collectivement avec énormément de documentation sous la main. On visionnait les archives cinématographiques existantes, et on s'inspirait de notre enquête et de notre investigation. C'était vraiment étonnant, ce n'est pas un scénariste qui a écrit, c'était vraiment un travail collectif. Tous les week-end ont se retrouvait pour écrire lors de longues séances de brainstorming. C'est un merveilleux souvenir ce travail de scénario à quatre autour de la table, c'était un moment de bonheur inouï que nous avons vécu sur ce film. Jean Louis Comolli a plus apporté les structures narratives, la complexité de personnage, une technicité dramaturgique et Jean Louvet écrivait les dialogues.

Comment s'est passée la production du film ?

La production du film a été un véritable cauchemar de plusieurs années car il a fallu 7 ans entre le début de ce projet et la présentation en salles. Bien sûr il y a eut le temps d'écriture du scénario mais surtout il y a eu une situation exceptionnelle en Belgique de censure politique brutale et arbitraire. Pour la première fois depuis la constitution d'une commission de lecture chargée de sélectionner les scénarios , dont les avis sont toujours ratifiés par le Ministre de la culture en place, un ministre a arbitrairement refusé d'approuver un avis positif pris à l'unanimité par les membres de la dite commission.

Monsieur Demuyter, ministre libéral de l'époque, a estimé que le cinéma belge ne pouvait produire des œuvres portant sur l'histoire tumultueuse de notre société, sous prétexte qu'un cinéma politique n'avait pas sa place dans la cinématographie belge. Sa décision était irrévocable et définitive. Mais comme les ministres passent, nous avons eu deux ans plus tard à nous confronter à une nouvelle majorité et un ministre de la famille sociale chrétienne a cherché à arrondir les angles en nous proposant de bénéficier du financement accordé par la commission à condition que ce soit sur un autre scénario, un autre projet cinématographique, ce que bien évidemment, avec mon producteur de l'époque, j'ai refusé. C'est ainsi qu'il nous a fallu attendre une troisième législature et un nouveau gouvernement avec à la tête du Ministère de la Communauté Française un ministre socialiste pour que le projet soit enfin avalisé, mais malheureusement avec une réduction de l'enveloppe budgétaire.

Par ailleurs, une campagne était orchestrée contre le film dont la presse conservatrice avait déjà dit tout le mal qu'elle en pensait, avant même d'en avoir vu la moindre image et sans en avoir lu la moindre page du script. C'est dire si, à la fin de ces années 70, presque vingt ans après les évènements, les blessures étaient encore profondes au sein de la société belge, et les stigmates de cette grève pas encore cicatrisés.

Et le tournage ?

Les années passant, les apports en production diminuant, nous nous sommes trouvés confrontés à un sous financement drastique qui nous à mis devant un cruel dilemme : après 6 ans, allions-nous faire ou ne pas faire ce film ?

Très courageusement notre producteur a accepté de prendre le risque de le faire, mais dans des conditions extrêmement étroites, remettant profondément sur la table le projet initial et son ampleur. Nous avons réduit à six semaines le tournage, nous avons limité le nombre de lieux de tournage et surtout nous avons dû renoncer à une partie du casting établi depuis des années et compter sur de nombreux bénévoles et volontaires pour mener ce film à bien. C'est ainsi que Jean Louvet, acteur amateur a remplacé en dernière minute Bruno Cremer. Par chance, nous avons pu garder Philippe Léotard qui a fait preuve d'une générosité absolument exceptionnelle en acceptant d'assumer le rôle principal du film pour l'équivalent de 10.000 euros. Et nous avons cherché dans le vivier du théâtre wallon et de la culture wallonne quelques personnalités susceptibles d'incarner nos personnages. C'est ainsi que nous avons fait appel à Paul Louka chanteur, Bob Deschamps chanteur et des acteurs du théâtre amateur wallon. De même pour la figuration, nous avons mobilisé via les syndicats et milieux associatifs la majorité de ceux qui allaient figurer dans cette fresque historique.

Quels sont les souvenirs principaux que vous gardez de ce tournage ?

Je garde de ce tournage le souvenir de cette générosité qui fut celle de nombreux acteurs peu ou pas payés, de ces figurants à peine défrayés et qui ont fait preuve d'une patience à toute épreuve au cœur d'un hiver particulièrement froid, d'une équipe technique qui a dû boucler en six semaines un tournage qui demanderait de manière raisonnable dix semaines dans une production classique et cela jusqu'à l'épuisement, de ce régisseur qui a fait un accident en s'endormant au volant de sa camionnette tellement il était fatigué, de ces machinos/électros qui m'ont offert à l'issue du tournage un cadeau bien symbolique : un pavé. Ces pavés qui avaient été l'une des armes principales des grévistes qui avaient dépavé les routes pour empêcher la circulation et paralyser l'économie du pays. J'ai le souvenir de l'investissement total et enthousiaste de Christine Pireaux, coscénariste, assistante. La générosité de l'équipe, des acteurs, des figurants, des techniciens soudés par un projet commun que tout le monde cherchait à mener à terme dans des conditions budgétaire, logistique et politique extrêmement difficiles.

Mais ce fut une épreuve difficile, qui m'a laissé un goût d'amertume pour de nombreuses années. Je passais mes nuits à réécrire, à refaire le découpage du film pour essayer, jour après jour, de réadapter le scénario en fonction des scènes que nous n'avions pu tourner faute de temps et d'un planning trop serré. C'est vrai que je garde ce souvenir d'un épuisement au delà du supportable et d'un tournage que je n'aurais pu porter à terme sans le support d'amphétamines. C'était un tournage à haut risque et c'est miraculeusement que nous sommes arrivés à le clôturer sans trop de casse.

Mais il y eut aussi ce vol du camion régie avec les principaux accessoires dont la moto et la veste de notre personnage principal, entrainant la suspension pendant deux jours du tournage, et qu'on a retrouvé par chance, abandonné dans une campagne. Ce vol n'était pas anodin, il avait une portée et une signification politique par rapport à notre projet d'autant que trois semaines plus tard, la veille de la dernière semaine de tournage, un deuxième vol s'est produit dans le local costume et il est évident que deux vols qui ont entravé la réalisation d'un film ne sont pas dus au seul hasard.

Parlez-nous des thèmes portés par les personnages.

Il faut pour cela cerner le thème du père joué par Christian Barbier. C'est un thème qui nous tenait à cœur parce que derrière le thème du père, c'est aussi la sagesse, l'expérience... c'est un père militant qui pose un des actes le plus courageux du film qui est un sabotage. Mais il ne le fait pas dans la spontanéité, il le fait dans discipline d'une organisation et de décision collective. C'était une volonté que j'avais eu depuis le début du projet, de garder l'esprit de 1960 et de la tradition syndicale belge avec toute cette culture ouvrière qui imprimait les mentalités, les familles mais en même temps de refaire une lecture des évènements à la lumière de mai 1968 avec l'irruption de cette spontanéité.

D'un coté le désir de changer la société, ses structures, et de changer le rapport de force entre le travail et le capital, ce que l'on appelle la lutte des classes, en terme marxiste. Et de l'autre cette émergence d'un désir individuel, parfois irrationnel mais utopique et spontané. Il fallait que ça transpire à travers les personnages. On l'a synthétisé un peu entre ces deux personnages extrêmes : le permanent syndical bureaucratique et le travailleur qui devient presque un leader naturel de la grève. Et pris en sandwich entre les deux, évidement, le délégué de base qui essaye à la fois de coller à sa base mais en même temps de respecter les mots d'ordre de son organisation. Et qui cherche à sauvegarder l'amitié mais qui se rend bien compte des impasses de la spontanéité et de la générosité. Et qui se rend bien compte aussi du poids que représente la bureaucratie d'un appareil politique ou syndical.

Chaque personnage a cette dimension emblématique mais en même temps on essaye de lui garder sa dimension tragique avec les conflits, les questions familiales, le désir d'un enfant d'André, son rapport à sa femme, le désir de Monique d'assumer sa propre sexualité, de se libérer de ces carcans moraux afin que cette grève devienne le moment d'un épanouissement du corps et de la rencontre amoureuse etc.. Monique c'est une féministe sans se déclarer féministe. Elle cherche à assumer son indépendance, son intégrité de femme, son autonomie, son corps, son désir, sa jouissance, et de s'émanciper d'un enfant et d'une mère qui sont à la fois chaleureux et contraignants.

Et le choix de Philippe Léotard et de Françoise Bette ?

J'avais connu Philippe Léotard lors de la réalisation d'une émission de télévision et nous avions sympathisé. Pour moi il incarnait le personnage d'André, dans sa révolte, ses fêlures, son impatience, son coté destructeur. C'était un comédien d'envergure, reconnu. Ca pouvait aider à monter le film. Et il a été d'une générosité absolue en étant fidèle à ce projet qui a trainé des années et en le faisant pour un montant peu élevé. Il s'est parfaitement intégré à l'équipe belge. Il mangeait ses sandwichs avec les figurants dans le réfectoire de l'usine.

Pour le rôle de Monique, le producteur a voulu changer une semaine avant le tournage, et annuler le contrat de Françoise Bette qu'il ne trouvait pas assez commerciale. Il disait, qu'il fallait trouver une comédienne genre Nathalie Baye. Françoise Bette était trop enveloppée, pas assez people etc… Mais c'est ce qui nous intéressait dans le personnage. Alors c'est vrai qu'elle n'était pas le type du premier rôle féminin, sexy, jolie, avec de l'humour. Elle avait d'un corps lourd, qui lui pesait, qui portait un certain aspect tragique. Et Françoise Bette comme Ronny Coutteure se sont suicidés quelques temps plus tard.

Il y a aussi des figures wallonnes importantes: Paul Louka et Bob Deschamps, et des comédiens inconnus.

On a aussi voulu chercher des gens qui n'étaient pas comédiens, ils étaient chanteurs tout les deux et wallons de Charleroi. Et d'autres, je ne me souviens plus des noms, enfin quelques comédiens de théâtre amateur wallon. Parce que nous voulions avoir cette touche très intégrée. Donc avec Christine Pireaux nous avons été voir des pièces de théâtre wallon dans différentes régions de Wallonie pour trouver ces types de personnages qu'on ne pouvait pas trouver chez des acteurs professionnels qui avaient fait le conservatoire à Bruxelles. Le personnage qui danse sur l'internationale, celui qui prend la parole à l'assemblée syndicale etc., ce sont tous des gens du théâtre wallons qu'on essaye de recadrer par la direction d'acteur pour qu'ils ne sur jouent pas comme dans le théâtre wallon. Ce sont des physiques, des têtes, des personnalités.

Et cette justesse des gestes quotidiens ?

J'ai fait très attention aux détails de la vie quotidienne, aux rapports entre les gens, ça je pense que oui, c'est du à mon enfance wallonne. Mon grand père, était ingénieur de fond et a travaillé toute sa vie dans la mine. Moi je descendais dans la mine très jeune. Lui venait d'une famille populaire, même pas de la petite bourgeoisie. J'ai eu aussi le privilège d'avoir une mère qui elle était comédienne. Elle était montée suivre les cours d'arts dramatique au conservatoire de Bruxelles. C'est la première de la famille qui sortait de Charleroi. Elle était issue d'une lignée de musicien, mon grand père maternel était lui-même chef d'orchestre de la brasserie du Trianon où il dirigeait une formation de quatre musiciens. On dit toujours le cinéma muet c'était un piano mais non c'était une petite formation dans les brasseries. D'un coté j'étais imprégné par le théâtre et la musique mais aussi par l'autre branche de la famille par la culture populaire dans laquelle j'ai été baigné étant enfant, mes oncles, mes tantes etc...

Comment ont été choisis les dix extraits d'actualité ?

C'est un rythme, on voulait vraiment que ce soit comme un refrain, un ressac du mouvement collectif permanent qui emporte les destins individuels et qui donne une ampleur lyrique. On n'est pas les seuls à l'avoir fait, le film Sacco et Vanzetti s'est construit aussi avec des archives, JFK et bien d'autres. Je voulais que l'on sente l'emprunte du réel, c'est mon aspect documentariste. Mais on les a travaillé, elles ont été dramatisées, rebruitées, avec une construction du son, un montage d'ambiance et une musique que je qualifierai d'organique, c'est totalement refabriqué. Car les archives d'époque était muettes.

Ces archives sont un reste du projet documentaire initial. J'y tenais farouchement. Réinscrire la réalité dans la fiction et jouer des destins individuels dans le collectif. La dramaturgie est construite sur des destins croisés, il n'y a pas vraiment un personnage, même si André (Philippe Léotard) traverse les vies d'un peu tout le monde. C'est un tissage de destins individuels et ce sont ces archives qui permettaient de passer d'un destin à un autre et d'une période de la grève à une autre période de la grève.

Votre film a-t-il été projeté depuis les années 80 ?

Oui, Il y a eu une projection exceptionnelle à Ath à l'occasion du premier mai il y a trois ans. J'étais très étonné de l'émotion qu'a suscitée ce film. Comme si le public reconnaissait un monde qui est le notre mais qui est en même temps à un siècle d'histoire, alors que cela c'est passé il y a juste cinquante ans. Il y avait une forme de proximité avec la chaleur familiale, le cocon familial qui est le lieu de défense dans les luttes sociales par rapport à la violence à laquelle on se confronte. Les spectateurs disaient retrouver ce sens de la solidarité collective, ils parlaient de la scène du café où les gens se mettent à danser et entonnent l'Internationale. Les gens était très touchés disant : on est fier en voyant ce film de redéfinir ce qu'est la lutte des classes.

Quelle est la spécificité du film Hiver 60 par rapport à la production cinématographique belge et particulièrement francophone ?

Je pense que ce qui fait la spécificité et l'originalité du film parmi l'ensemble des productions belges et francophones, c'est d'avoir abordé une période cruciale de l'histoire de notre pays. Les grèves de 60 sont l'évènement le plus marquant de la deuxième moitié du vingtième siècle en Belgique. Le pays a été paralysé pendant cinq semaines par une grève générale insurrectionnelle. Très peu de films belges ont parlé de l'histoire contemporaine, très peu de films belges ont parlé de l'histoire tout court, à l'exception de certaines grandes œuvres épiques néerlandophones, le film flamand de Stijn Coninx « Daens » sur ce prêtre engagé qui fonda le Parti Social Chrétien et bien sûr « Femme entre chien et loup », le film d'André Delvaux sur l'occupation et la collaboration durant la seconde guerre mondiale en Belgique. Les frères Dardenne ont également bâti toute leur œuvre sur cette chronique des classes sociales les plus fragilisées du quart monde en Belgique après avoir approchés la réalité syndicale et ouvrière tant en documentaire qu'en fiction. C'est en ce sens, qu'Hiver 60 est un film assez unique, susceptible aujourd'hui de raviver une mémoire historique non seulement chez ceux qui ont connu les évènements mais également pour une génération plus jeune qui n'a ni connu, ni eu connaissance de ce séisme politique et social que fut cette grande grève historique et qui modifia définitivement le paysage institutionnel en Belgique.